En réaction à la crise sanitaire, le gouvernement a lancé en juillet 2020 le plan 1 jeune 1 solution : 6,7 milliards d’euros investis pour aider à l’insertion des jeunes sur le marché de l’emploi. Cette aide a encouragé les entreprises à avoir davantage recours aux contrats d’apprentissage, mais l’augmentation exceptionnelle du nombre d’alternances ne va pas sans dérives.
Depuis la mise en place de cette aide exceptionnelle allant de 5 à 8 000 euros aux employeurs pour le recrutement d’apprentis, le nombre d’alternances a explosé : +40% des contrats d’apprentissage entre 2019 et 2020 dans le secteur privé, selon les chiffres du ministère du Travail. En Nouvelle-Aquitaine, l’Université Bordeaux Montaigne a signé cette année 51 contrats d’apprentissage supplémentaires par rapport à 2019 passant de 103 à 154 contrats signés.
Nayra Vacaflor, responsable de la licence professionnelle de communication éditoriale et digitale de l’IUT Bordeaux Montaigne détaille :« Cela a été une année extraordinaire notamment pour l’université publique. On a eu 12 contrats d’apprentissage cette année sur les 19 étudiants de la licence. En temps normal, nous ne signons pas plus de 5 ou 6 contrats. » Un constat partagé par Fabrice* responsable pédagogique, chargé de recrutement et d’orientation au sein d’un CFA néo-aquitain: « Dans la filière alimentaire à Bordeaux, 16 étudiants ont été placés sur 17. Un chiffre qu’on n’est jamais arrivé à atteindre auparavant ! » Faut-il pour autant s’en réjouir ? Surtout lorsque l’on sait qu’une telle manne financière peut entraîner des dérives.
Directeur adjoint du CFA de l’Université Bordeaux Montaigne, Pascal Godineau raconte : « Certaines entreprises ont davantage vu la prime que l’esprit de l’alternance.» Elles ont recruté des étudiants en apprentissage pour recevoir la subvention et employer une main d’œuvre à moindre coût. Or ce fonctionnement aboutit à un mauvais encadrement des étudiants et à des conditions d’accueil négligées lors de leur séjour en entreprise. Fabrice* ajoute que « certaines structures n’ont pas la capacité d’encadrer et d’accompagner les jeunes en recrutant autant .» Camille*, alternante en master marketing en a fait l’amère expérience : « L’entreprise dans laquelle je suis actuellement n’est pas très dépensière. Ils se sont dit : “il y a les aides de l’Etat, on va prendre une alternante et elle fera le travail”. Je n’ai aucun encadrement sur mes tâches. Mon poste est censé être un poste d’assistante, en réalité c’est un poste à part entière. Je n’apprends rien. Ça me révolte ». Les différents échanges avec son tuteur d’alternance et sa responsable en entreprise n’y feront rien. On lui conseillera finalement de changer d’entreprise pour sa deuxième année de formation.
Il arrive, en effet, que les qualifications requises par l’entreprise soient sous-évaluées dans les fiches de poste. L’alternant se voit alors confier le travail d’un salarié alors qu’il est supposé suivre une formation. Cela aboutit parfois à des ruptures de contrat de la part de l’entreprise considérant que l’alternant ne répond pas à ses attentes.« J’ai une étudiante qui a dû refaire un autre contrat d’apprentissage. Au bout de 2 mois, la directrice de l’entreprise a dit que ça ne se passait pas bien, qu’elle ne répondait pas à leurs exigences », en atteste Nayra Vacaflor.
Il arrive également que des étudiants acceptent des postes ne correspondant pas à leur formation pour obtenir leur diplôme ou encore pour bénéficier d’un salaire pendant leur année d’étude. Pourtant, les écoles et les entreprises ont la responsabilité de vérifier l’adéquation du profil de l’étudiant avec le poste, selon Fabrice*.« Certaines écoles sont sérieuses et vont refuser de placer leurs étudiants dans des entreprises uniquement intéressées par la prime, d’autres seront moins regardantes. » Alors quand l’alternance se passe mal, que faire ? Rompre le contrat ? Quasiment impossible. Les entreprises et les étudiants ne disposent que de 45 jours pour mettre fin au contrat d’apprentissage après son commencement. Passé ce délai, le contrat ne peut plus être rompu sauf d’un commun accord ou en cas de faute grave de l’apprenti, d’inaptitude médicale, professionnelle…
Des CDI remplacés par des alternances
Le dispositif d’alternance avait déjà ses failles. Certaines entreprises préféraient le recours à l’apprentissage aux contrats à durée indéterminée, par absence de scrupules ou de moyens. Des pratiques qui pourraient être encouragées par le dispositif d’aide mis en place. Fabrice* parle en connaissance de cause. Une boulangerie de 35 salariés lui a par exemple demandé 8 apprentis. « Évidemment on a refusé. Même si elles restent rares, ces entreprises souhaitent recruter des alternants à la place de salariés ou de saisonniers. »
Dans d’autres cas, les étudiants alternants auraient dû obtenir un CDI à l’issue de leur formation. « Il a été proposé à un de nos étudiants de poursuivre en master pour que l’entreprise puisse le reprendre en alternance, ce qu’il ne souhaitait pas. Finalement quand on a refusé la proposition d’alternance, il a été embauché en CDI dans l’entreprise. »
Avec le plan 1 jeunes 1 solution et les aides attachées, ces pratiques pourraient devenir plus courantes, surtout dans les entreprises de moins de 250 salariés n’étant soumises à aucune condition pour l’obtention de ces aides. En Nouvelle- Aquitaine, sur 321 398 entreprises, au moins 98,9% appartiennent à cette catégorie. A l’échelle nationale c’est 376 623 contrats d’apprentissage dans les entreprises de moins de 250 salariés. Cela représente environ 77% de ces contrats.
“Des patrons voyous jouent avec le système”
Cette enquête permet même de mettre le doigt sur une pratique bien plus ahurissante.
« Il y a des patrons voyous qui jouent avec le système. Il embauchent un jeune en alternance, ce qui leur permet de repérer des profils intéressants. Ensuite, ils rompent le contrat avant diplômation et embauchent le jeune sur un salaire inférieur à celui d’un salarié diplômé. On a entre deux et trois cas par an sur une centaine d’alternants » confie Pascal Godineau. Pour lui, « ces patrons font leurs courses ! » Une grande entreprise du secteur culturel bordelais aurait souvent recours à ce genre de pratique. « Mon entreprise m’a proposé de mettre fin à mon apprentissage pour m’embaucher en CDI au moment du déconfinement car les ventes ont explosé » raconte Hortense* ravie de cette offre après une année universitaire compliquée. Les étudiants, convoitant comme elle un CDI dans cette société renommée ou n’y voyant parfois que du feu, acceptent cette démarche qui précarise pourtant leur situation.
Quand nouvel alternant rime avec argent
Deux types d’aides existent pour les employeurs souhaitant accueillir des alternants : l’aide exceptionnelle débloquée suite à la crise sanitaire et l’aide unique aux employeurs en place depuis 2019. Le décret du 24 août 2020 dispose que l’aide exceptionnelle n’est accordée que la première année d’exécution du contrat. A l’issue de cette première année, les entreprises peuvent bénéficier de l’aide unique habituelle d’un montant maximum de 2000 euros. L’aide exceptionnelle est donc plus avantageuse que l’aide unique. Les entreprises ont alors tout intérêt à ne prendre des jeunes que pour un an d’apprentissage, afin de la toucher à la rentrée prochaine pour un nouveau jeune. Un point sensible du dispositif que reconnaît la DREETS (Direction Régionale de l’Economie, de l’Emploi, du Travail et des Solidarités): « Certains filous utilisent cette pratique car chaque nouveau contrat dispose d’un nouveau numéro d’enregistrement.»
Un manque de contrôle évident
Bien sûr, pour limiter les dérives, des garde-fous ont été mis en place. Insuffisants pour les organismes encadrants. « Comment s’assurer que les entreprises ne profitent pas du dispositif ? » s’inquiète Pascal Godineau, « Je ne suis même pas sûr qu’il y ait des contrôles ! Ce cas de figure est représentatif de l’administration française. Il existe tellement d’échelons administratifs que c’est très compliqué de mener des contrôles. » Même constat du côté des étudiants qui ressortent parfois déçus de cette expérience. « Le suivi on peut mieux faire, assure Pascal Godineau. Toutes les visites en entreprise censées vérifier le bon fonctionnement de l’alternance, ne sont pas faites. Des formations n’en font jamais ». La Dreets le reconnaît mais nuance toutefois : « il existe des contrôles qui relèvent de l’inspection du travail mais ils ne sont pas systématiques. Néanmoins, il y a des mesures pour limiter les abus. Par exemple, un maître d’apprentissage ne peut avoir que 2 apprentis. Dans certains secteurs c’est même un maître pour un apprenti ».
L’alternance reste une voie privilégiée et permet un taux d’insertion en CDI supérieur à la moyenne.
Il n’empêche que ces brèches pénalisent en premier lieu les étudiants dans leur parcours d’apprentissage. Mal accompagnés, utilisés comme des salariés déjà formés et parfois même précarisés à dessein par de grandes entreprises, les jeunes font les frais d’un système plus profitable aux employeurs et aux écoles. Si 1 jeune 1 solution offre de belles opportunités, il met également en exergue les failles de l’alternance.
Nicolas Azam, Lolla Sauty–Hoyer, Valentine Meyer, Mathilde Muschel, Susie Muselet et Éléa Tymen
* Les prénoms ont été modifiés