Devenir le modèle en matière de transition écologique, c’est l’objectif affiché par la Nouvelle-Aquitaine. Mais la Région emploie-t-elle tous les moyens à sa disposition pour réaliser ses ambitions ? Du côté des conditions des subventions au numérique, la réponse reste mitigée.
« Être la première région française de la transition énergétique et du climat » : avec un budget de 413 millions d’euros pour 2021, la Nouvelle-Aquitaine affiche clairement son ambition. Le Conseil régional s’est engagé à atteindre trois objectifs : réduire de 30% les émissions de gaz à effet de serre, de 30% les consommations d’énergie et porter à 32% la part des énergies renouvelables. Moins connue, la pollution numérique fait aussi partie des priorités. Le numérique consomme 10 à 13% de l’électricité mondiale. D’ici 2050, il pourrait en consommer 50%. Il est néanmoins difficile de circonscrire cette pollution à un périmètre géographique. « L’impact du numérique en Nouvelle-Aquitaine ne veut pas dire grand chose : il n’y a pas de mines et très peu de datacenters », explique Vincent Courboulay, co-créateur en 2018 de l’Institut du Numérique Responsable.
En septembre 2020, la région publie sa « Feuille de route pour un Numérique Responsable 2020-2022 ». Elle vise à la fois une sobriété énergétique et une responsabilité sociale. Parmi les onze ambitions proposées par Néo Terra, la feuille de route régionale dédiée à la transition énergétique et écologique, figure « la transition énergétique et écologique des entreprises de Nouvelle-Aquitaine ». « L’idée, c’est essentiellement de réduire l’impact généré par la consommation énergétique : limiter les transferts de données, les sollicitations des services numériques ou la lourdeur des pages web », explique Yann Pennec, directeur de la délégation numérique de la région.
Les formations et conseils de l’Institut du Numérique Responsable contribuent à la réflexion pour favoriser un numérique vert. Pour Vincent Courboulay, aller vers un numérique éco-responsable, « c’est un équilibre à trouver, entre limiter les impacts du numérique sur l’environnement et utiliser le numérique pour réduire l’impact environnemental d’une entreprise ».
L’octroi de subventions est un des moyens d’action pour remplir cet objectif. La région mentionne dans sa feuille de route Néo Terra la possibilité « d’appliquer des éco-socio-conditionnalités aux aides régionales destinées aux entreprises ». En clair, les subventions devraient financer des actions favorisant la mise en place d’un numérique vert dans les stratégies entrepreneuriales. L’éco-conditionnalité est une variable qui permet de voir si la région respecte, ou non, cet engagement.
À la recherche des éco-conditionnalités
Dans une interview accordée à Territoire Magazines en novembre 2020, Nicolas Thierry, candidat écologiste aux élections régionales déclarait : « les aides au numérique de la région doivent imposer des contreparties ; sinon, c’est assumer de ne pas vouloir changer les choses. » Par contreparties, entendez “éco-socio-conditionnalités”. Selon le politicien, elles seraient absentes des politiques numériques régionales. La majorité socialiste promeut pourtant ces outils, présentés comme déterminants pour les ambitions vertes. Mais alors, quelles sont réellement les conditions écologiques exigées par la région ?
Puisque les éco-conditionnalités concernent les aides octroyées par la région, les subventions dans le domaine du numérique devraient mentionner des critères d’attribution en lien avec l’environnement. La région Nouvelle-Aquitaine a mis en place un ensemble de neuf aides spécifiques au secteur. La dimension environnementale ou d’éco-responsabilité apparaît de manière claire dans six d’entre elles. On peut lire par exemple, qu’une « attention particulière sera portée aux démarches de l’entreprise en matière de RSE (responsabilité sociale et environnementale, ndlr) », ainsi qu’au principe de « sobriété numérique ». Les dossiers de présentation consultés n’indiquent pas de critères plus précis. Aucune aide n’affiche clairement le principe d’éco-conditionnalité.
Benoît Trouvé, chef d’entreprise à Angoulême, n’a jamais été questionné sur l’éco-responsabilité. « Les éco-conditionnalités ? Ce n’est pas formulé comme cela dans le dossier. Je ne me souviens pas d’une question “en quoi êtes-vous éco-compatible avec les écosystèmes et les personnes ?” » Le fondateur de la société Midipile ambitionne de fabriquer le véhicule autonome décarboné du futur. Il vient de recevoir une somme importante de la région dans le cadre de l’aide Prototype numérique. À la dernière délibération du 12 avril, la Nouvelle-Aquitaine a déboursé 146 000 euros pour trois bénéficiaires, dont Midipile. L’entreprise s’inscrit dans une démarche éco-responsable dans l’essence même du projet de véhicule propre et construit localement. Ce n’est pas le cas de la société Handddle, cofondée par Dylan Taleb et également bénéficiaire de l’aide Prototype numérique. « Handddle n’a pas cette vocation, on est très axé industrie-fabrication ». La start-up bordelaise est spécialisée dans l’impression 3D et souhaite rendre la technologie accessible à n’importe quel organisme. « On contribue à la relocalisation et la réindustrialisation du pays en réintégrant des compétences et des procédés de fabrication », complète le responsable business et communication de l’entreprise. Une forme de contribution socio-écologique selon lui.
Dans le cadre de l’aide Prototype numérique, l’opportunité économique prévaut. Les critères clairement indiqués dans le dossier de candidature restent ceux des retombées économiques directes, de la demande du marché et de la création d’emplois. L’environnement est, quant à lui, annexe. Pour Denis Junqua, responsable de la boutique de thés bio Les Jardins d’Aphrodite, l’éco-responsabilité n’est pas mentionnée car trop évidente. « Ma démarche est déjà orientée vers des produits bio, les questions environnementales n’ont pas été évoquées lors du diagnostic avec la Chambre de commerce et d’industrie ». Lorsque le chef d’entreprise a rempli en mars 2021 le dossier chèque e-commerce, aucune question ne concernait directement l’environnement.
Des diagnostics et des critères au « cas par cas »
La Chambre de commerce et d’industrie (CCI) ne donne pas plus de détails sur d’éventuelles éco-conditionnalités. Elle n’a pas pour rôle d’attribuer les aides aux entreprises. Elle accompagne celles qui souhaitent obtenir des subventions, sur les sujets de l’énergie, des déchets et de la responsabilité sociale et environnementale (RSE). « On présente aux entreprises des leviers et on les encourage à les mettre en avant », détaille son directeur du pôle développement commercial des entreprises, Jean-Marc Jugain. « La région s’appuie ensuite sur ce diagnostic pour juger l’opportunité d’accompagner l’entreprise », poursuit Marc Faillet, directeur général de la CCI Aquitaine et président de la CCI Charente. Pour autant, les éco-conditionnalités n’interviennent pas dans cette première phase. Seule la région statue sur la pertinence d’un projet qu’elle soutient. « Avec Néo Terra, la Nouvelle-Aquitaine souhaite intégrer une dimension écologique, il n’y a pas de conditionnalités mais une incitation à investir dans ces champs-là ». Chaque dossier est évalué individuellement : « l’ADN du projet et de l’entreprise » deviennent des critères de sélection.
Si les éco-conditionnalités ne sont pas directement traduites par des critères précis dans les demandes d’aide des entreprises, elles jouent un rôle dans le processus de sélection des bénéficiaires. « Lorsque les entreprises font une demande, il n’y a pas le détail de tel ou tel type d’action en faveur de l’environnement, précise Yann Pennec, délégué au numérique de la région. Mais chaque instructeur évalue le dossier selon le guide Néo Terra et regarde s’il relève d’une de ses ambitions ». Avant de déposer sa candidature, un dialogue est lancé entre la région et le bénéficiaire afin d’aider celui-ci à s’engager en faveur des critères écologiques ou sociaux, définis dans une grille d’évaluation du règlement d’intervention des aides régionales. Lors de cette rencontre avec l’entreprise, le chargé du dossier à la région renseigne au moins quatre critères à respecter et à améliorer au cours du projet dans les catégories suivantes : emploi des jeunes, préservation des ressources avec l’adaptation au changement climatique, dimension sociale et territoriale. En principe, la région effectue un bilan sur la réalisation des engagements pris. En réalité, le suivi, porté par les référents-région qui accompagnent les dossiers, se focalise sur un, voire deux engagements, sans que la transition écologique soit systématiquement concernée.
Le délégué au numérique de la région souligne des efforts. « On essaye de mesurer l’impact de chaque projet, notamment sur la réduction des émissions de GES ou l’érosion de la biodiversité et la transition du modèle économique », ajoute le délégué au numérique de la région. Depuis 2017, le règlement d’intervention mentionne les mêmes critères, peu contraignants, et une grille d’évaluation des engagements identique au fil des années. Le flou entretenu autour des éco-conditionnalités freine-t-il l’élan de la région en matière de « numérique vert » ? « On est dans une logique de transition, sans pointer pour le moment ce qui est bien ou pas, soutient Yann Pennec. C’est pour cela qu’on est à un vrai moment de réflexion sur ces sujets pour aller plus loin sur la question des éco-conditionnalités et savoir comment on les applique ».
Le Conseil économique, social et environnemental régional (Ceser), assemblée indépendante liée au Conseil régional, a rendu plusieurs avis critiques depuis 2017. Ils dénoncent l’opacité des critères de sélection des aides du règlement d’intervention des aides régionales aux entreprises. Le Conseil n’a aucun pouvoir de décision. Il évalue les politiques régionales et reste consultatif. Dans le rapport de décembre 2020 sur « L’urgence de transformer demain », il réaffirme « avec force que les conditionnalités des aides régionales […] sont très largement insuffisantes ». En septembre dernier, il « demandait une nouvelle fois au Conseil régional d’adopter des critères d’éco-socio-conditionnalité pour le versement de ses aides aux entreprises, que ce soit dans le cadre de ce plan de transition, du plan d’urgence régional ou de tout autre cadre d’intervention ». Pour Daniel Braud, le président de la commission économie, il s’agit d’une conviction profonde du conseil. « La région doit avoir des contraintes, c’est de l’argent public ». Un regret ne le quitte pas : le manque d’écoute des élus.
Actif au Ceser, Daniel Braud préside également la CCI Charente. Sa position n’est pas aussi catégorique que celle du Conseil. Selon lui, l’absence de définition claire des critères d’éco-conditionnalité n’est pas un obstacle absolu à un verdissement des pratiques. « Établir une même éco-conditionnalité pour tous, on peut rêver, ironise-t-il, il faut une règle du jeu connue de tous, adaptable mais suffisamment rigide ». Des critères trop contraignants et rigoureux auraient pour effet de durcir une procédure dont le but reste tout de même d’aider des entreprises.
Pour autant, certains détails du règlement d’intervention sont vus comme un frein au déploiement des éco-conditionnalités. Les conditions ne s’appliquent pas pour les demandes d’aides déposées par les start-up par exemple. Sur le numérique, leur présence dans les bénéficiaires finaux est bien réelle, mais elles sont exemptées de la mention de précisions environnementales. De plus, le règlement stipule que seules les entreprises « qui reçoivent un montant nominal d’aides régionales attribuées au cours de la même année d’au moins 200 000 € » sont concernées, car elles seraient plus en capacité de « porter une réflexion et de mettre en œuvre des mesures écologiquement et sociologiquement responsables ».
Être écolo, une stratégie payante
Les groupes politiques s’emparent de ces éco-socio-conditionnalités pour montrer leurs désaccords avec les actions de la majorité. « Depuis le début du mandat, pour le numérique ou d’autres domaines, on réclame haut et fort la mise en place d’éco-conditionnalités et malheureusement, on ne les a pas », déplore Christine Seguinau, conseillère régionale Europe Ecologie Les Verts (EELV) et déléguée à l’innovation sociale et sociétale. Selon elle, les feuilles de route, que ce soit Néo Terra ou le numérique responsable, n’ont rien changé, malgré les ambitions affichées. « C’est très flou, soulève l’élue EELV. On veut aider les entreprises à se transformer pour un numérique plus vert mais il n’y a pas d’indicateur pour le faire ». Pour Christine Seguinau, le plafond de 200 000 euros ne suffit pas pour affirmer une conditionnalité en matière d’écologie. « C’est très light ».
Pourtant, face à la numérisation croissante des usages et des outils, les entreprises sont contraintes de s’emparer du sujet environnemental. Selon Marc Faillet, directeur général de la CCI Aquitaine, les entreprises sont même de plus en plus soucieuses de l’impact de leurs pratiques : « agir sur ces sujets a un triple intérêt : il s’agit d’un acte positif pour les générations futures qui génère des économies. C’est aussi un enjeu de différenciation par rapport aux clients, puisque les éco-valeurs sont en train de monter en puissance et que ces pratiques donnent accès à de nouveaux labels et marchés ».
« Une logique d’accompagnement »
« Est-ce que les critères demandés aux entreprises et les actions évaluées pour les ambitions de Néo Terra correspondent totalement ? Pas réellement », répond Yann Pennec de la délégation numérique régionale. « Il est difficile de définir ce qui est bon et ce qui est mauvais. La région ne fait pas de green-washing ». Il évoque ensuite un groupe de travail qui a abouti le 11 mars dernier à de nouvelles réflexions sur le sujet. Objectif : approfondir le principe d’éco-conditionnalité, pour aller au-delà du règlement d’intervention, l’un des seuls documents de référence à ce jour. Au programme : la création de plusieurs seuils de subventions régionales, avec pour chacun des conditions précises de déblocage de l’argent de la région. En outre, le seuil minimal de subvention est réduit de 200 000 à 50 000 euros et au-delà de 400 000 euros d’aides régionales, toutes les entreprises seront concernées par un diagnostic RSE, et non plus les seules entreprises agro-alimentaires. « Depuis Néo Terra, on mène une réflexion pour aller plus loin. Le texte sera sans doute voté après les élections, peu importe leur résultat », explique Yann Pennec, délégué au numérique.
Avant tout, la Nouvelle Aquitaine cherche à ne pas s’inscrire dans une démarche de sanctions. « On reste sur une logique d’accompagnement » avance Yann Pennec. La région conduit donc le volet environnemental de ses politiques publiques sur le fil de l’incitatif et de la contrainte. Les politiques régionales oscillent entre visibilité accrue des discours écolos et marge de manœuvre laissée aux entreprises, y compris pour le numérique. Un avantage que souligne, en tant que président de la CCI Aquitaine, Daniel Braud : « Dès que les habitudes changent, cela devient une contrainte, même lorsque la contrainte est compensée par une aide. Donc autant éclairer le sujet sous un jour positif, en expliquant les atouts de cette règle ». Yann Pennec est d’ailleurs convaincu de l’efficacité de cet équilibre. « La règle est bonne, sauf quand elle nous bloque ». Un principe applicable aux éco-conditionnalités des aides au numérique, qu’il soit responsable, ou non.
Par Lauryane Arzel, Lucile Bihannic, Ludivine Ducellier, Armelle Desmaison, Floriane Padoan, Emma Rodot